À temps
Pousser la porte après avoir sonné à l'interphone... Pousser à trois. Je suis prête, un, trois ! Avant cela dans le couloir, petite vérification de l'état de mes chaussures à talons que je garde soigneusement rangées dans une boîte en carton et papier de soie pour mes entretiens professionnels. Et avant cela dans le miroir carré de l'ascenseur qui me renvoie l'image d'une femme tronc, petite inspection de mon allure extérieure générale. Rien n'est aménagé ici ou ailleurs, pour l'étude de mon état intérieur particulier.
J'ai rendez-vous pour un entretien.
Visage souriant, je parcours avec une assurance mesurée le mètre cinquante - à peine - qui sépare la porte d'entrée de l'agence et le bureau qui engloutit la secrétaire. Je prends le dossier qu'elle me tend. Est-ce que ma main a frissonné quand l'employée l'air affairé blonde à frange nette chemisier vaporeux en soie rouge ongles bouche et paupières vernis m'a dit d'aller m'assoir avec une voix métallique ?
Il fait gris - beige ici.
Il fait gris - beige ici.
Dans la salle d'attente cinq chaises côte à côte. Plutôt deux, en fait, car trois sont déjà occupées par un candidat très concentré qui a visiblement investi pour l'occasion : costume frais et mocassins assortis, coupe de cheveux impeccable, rasage du matin même, rictus de la bouche et sourcils relevés livrés avec, entrejambe largement ouvert près à dégainer ou presque. Pour l'éclat et l'assurance, l'arrogance et la concurrence, savoir occuper trois sièges à soi tout seul, je retiens la leçon. Question de marquage de territoire.
Je prends difficilement mes aises sur mon siège. Je suis chargée, endimanchée, j'ai chaud, j'ai misé sur l'esthétique, je réalise mon trop plein de sacs, mon trop plein de chemises en plastique transparent, mon trop plein de corps à gérer sur ma chaise "design" - dure, inconfortable, inhospitalière. Le costume gominé à ma droite qui remplit de sa plus sérieuse écriture le formulaire d'embauche, le buste baissé, jette un voile terne sur ma tenue pimpante de future chargée de relations clients. Je me sens godiche dans ma paire de chaussures de dame à peine étrennées, dans ma mise bon chic toujours genre en laine tricotée et motifs géométriques noirs et blancs. J'aurais dû regarder la météo.
5 minutes
Le costume à bouts pointus et profil de winner se lève, sec, bref, en terrain familier face à l'assistante RH. Son "Bonjour" a une poignée de main en volonté trempée, son "Je vous suis" la pupille d'un aigle prêt à foncer sur sa proie et son "Merci" la dentition pointue d'un loup. La tornade glacée passée, je me recentre en me demandant soudain à quel animal je peux bien ressembler.
Je tourne les feuilles du formulaire plusieurs fois. Je lis le formulaire plusieurs fois - rapidement - avec l'impression désagréable d'avoir traversé une faille temporelle en posant mes fesses sur le siège, je suis dans un lieu étranger : je ne comprends pas ce qui m'est demandé, rien dans mon parcours professionnel ne rentre dans les cases du formulaire, je ne trouve pas les réponses à inscrire dans les petits espaces formatés, je ne sais pas ce que je dois inscrire, les mots me parlent dans une langue mystérieuse et hostile. Installée dans le fond de mon corps, l'angoisse que j'ai parvenu à museler jusque-là remonte comme libérée de ses entraves.
7 minutes
Panique. Panique. Peut-être qu'on me regarde faire depuis cinq minutes depuis un orifice aménagé discrètement dans le mur, derrière le photocopieur ? Peut-être qu'on m'observe me démener en prenant des notes depuis le fond du couloir silencieux ? Peut-être qu'on me voit chercher à garder une consistance polie, en consignant tous mes tics nerveux ? Je joue le jeu et j'expédie l'exercice comme je peux.
Je tourne les feuilles du formulaire plusieurs fois. Je lis le formulaire plusieurs fois - rapidement - avec l'impression désagréable d'avoir traversé une faille temporelle en posant mes fesses sur le siège, je suis dans un lieu étranger : je ne comprends pas ce qui m'est demandé, rien dans mon parcours professionnel ne rentre dans les cases du formulaire, je ne trouve pas les réponses à inscrire dans les petits espaces formatés, je ne sais pas ce que je dois inscrire, les mots me parlent dans une langue mystérieuse et hostile. Installée dans le fond de mon corps, l'angoisse que j'ai parvenu à museler jusque-là remonte comme libérée de ses entraves.
7 minutes
Panique. Panique. Peut-être qu'on me regarde faire depuis cinq minutes depuis un orifice aménagé discrètement dans le mur, derrière le photocopieur ? Peut-être qu'on m'observe me démener en prenant des notes depuis le fond du couloir silencieux ? Peut-être qu'on me voit chercher à garder une consistance polie, en consignant tous mes tics nerveux ? Je joue le jeu et j'expédie l'exercice comme je peux.
10 minutes
Le bruit - agacé - du siège à roulettes de la secrétaire me tire dans la réalité de la salle d'attente. La secrétaire passe devant moi, juchée sur des mocassins dangereux qui assassinent le sol en linoléum, elle en a marre de marre de marre de... J'attends qu'elle revienne pour lui rendre mon formulaire, parce que marre de marre de ma copie, la seule dont je ne serai pas fière.
23 minutes
"Faites de la monnaie, s'il vous plaît" me répète invariablement et pour la cinquantième fois au moins le photocopieur qui me fait face.
Si seulement je pouvais lire quelque chose de parfaitement anodin qui me ferait bien rire... J'aime lire les revues féminines... faire les tests de personnalité : "Êtes-vous une anxieuse paranoïaque" ou "Savez-vous dompter votre sex-appeal" ou encore "Quelle serial-killeuse pourriez-vous être? " Rien pour me distraire ici. Je n'ose pas sortir mon calepin pour noter une idée qui me vient. Sur la table basse en faux formica gris, je trouve un numéro spécial de la revue Santé Pro "L'angoisse des candidats" et dessous, un hors série de l'Immo des entreprises "Les bureaux font grise mine". Bof.
32 minutes
Retour de la secrétaire. Je lui remets mon formulaire en me hissant sur la pointe des pieds. Le bureau qui l'engloutit ne me paraissait pas si haut quand je suis rentrée dans l'agence. Peut-être ai-je perdu quelques millimètres à force d'attendre, peut-être me suis-je un peu tassée ? Ai-je vieilli ?
32 minutes
Retour de la secrétaire. Je lui remets mon formulaire en me hissant sur la pointe des pieds. Le bureau qui l'engloutit ne me paraissait pas si haut quand je suis rentrée dans l'agence. Peut-être ai-je perdu quelques millimètres à force d'attendre, peut-être me suis-je un peu tassée ? Ai-je vieilli ?
37 minutes
J'ai déjà dit que j'avais chaud ? Mes pieds sont à l'étroit dans mes chaussures de circonstance. Les chaussures serrées me compriment le cerveau. J'ai déjà dit que j'avais chaud ? Le pantalon que je porte me parait soudain inapproprié pour un poste de chargée de relations. Est-ce qu'il faudra que je mette des chemisiers flous et talons sados quand j'aurai le poste ? Comment troquer le bout de mes doigts en spatules contre des mains pointues d'employée castratrice affairée ?
43 minutes
Je remarque qu'il ne se passe pas grand-chose ici depuis le départ de mon costume tiré à quatre épingles et le retour de miss marre de marre de. "Faites de la monnaie, s'il vous plaît."
Aucun son excepté la petite musique bizarre de la secrétaire qui soliloque dans son coin : petit bruit d'ongles vernies sur les touches du clavier sur sonate pour murmures et soupirs. À ma gauche, après la salle d'entretien à la porte close, un très grand bureau ouvert, avec à l'intérieur, rien à part un petit bureau - inoccupé. Aucune affiche aux murs; ce qui se fait de mieux pour rester concentrer sur sa tâche ? J'écouterai bien de la musique. Est-ce que ça bouge au fond du couloir ? Toc, toc, il y a quelqu'un d'autre ici ?
48 minutes
La table en faux formica se marrie très bien avec la plante en vrai plastique qui se marrie très bien avec ma crainte réelle de devenir une chargée de. Spots à intervalles réguliers au-dessus de mon œil gauche, points aigus dans l'épaule gauche, douleur grinçante dans la mâchoire gauche, fanfare annonciatrice d'une migraine carabinée.
49 minutes
J'écouterai bien de la musique. C'est ce qui manque, ici, de la musique. Il manque aussi des employés. La musique anesthésie mes pensées, la musique endort mes maux de tête. Je cherche sur le sol anthracite quelque chose à compter. Plus jeune, j'aimais compter, je faisais d'incessants et fascinants comptages : le nombre de feuilles sur le chêne planté dans le jardin de la maison de mon enfance, le nombre de pavés sur les chemins du cimetière où se repose ma grand-mère maternelle, le nombre d'élastiques de couleurs différentes que portait ma meilleure amie d'école primaire, le nombre de cailloux que je pouvais tenir dans mes deux mains ouvertes de collégienne, le nombre de fois que madame Grawitz, mon professeur d'Histoire-Géographie de 1ère A3, tirait sur son lobe droit pendant nos interros. Il n'y rien à compter de fascinant ici.
48 minutes
La table en faux formica se marrie très bien avec la plante en vrai plastique qui se marrie très bien avec ma crainte réelle de devenir une chargée de. Spots à intervalles réguliers au-dessus de mon œil gauche, points aigus dans l'épaule gauche, douleur grinçante dans la mâchoire gauche, fanfare annonciatrice d'une migraine carabinée.
49 minutes
J'écouterai bien de la musique. C'est ce qui manque, ici, de la musique. Il manque aussi des employés. La musique anesthésie mes pensées, la musique endort mes maux de tête. Je cherche sur le sol anthracite quelque chose à compter. Plus jeune, j'aimais compter, je faisais d'incessants et fascinants comptages : le nombre de feuilles sur le chêne planté dans le jardin de la maison de mon enfance, le nombre de pavés sur les chemins du cimetière où se repose ma grand-mère maternelle, le nombre d'élastiques de couleurs différentes que portait ma meilleure amie d'école primaire, le nombre de cailloux que je pouvais tenir dans mes deux mains ouvertes de collégienne, le nombre de fois que madame Grawitz, mon professeur d'Histoire-Géographie de 1ère A3, tirait sur son lobe droit pendant nos interros. Il n'y rien à compter de fascinant ici.
55 minutes
Le requin rasé de frais en costume de cérémonie sort enfin du bureau, l'abdomen définitivement conquérant, l'allure convaincue, juste au moment où je me dirige, résolue, vers la porte de sortie de l'agence. Avant lui, je saisis la poignée, j'ouvre la porte, je suis dans le couloir, la porte se referme, devant lui. Clic. Je t'ai eu !
Ai-je bien dit à la frange blonde coupée net, avant de sortir : "Je vous remercie d'avoir postulé à mon offre de candidature, malgré vos compétences, votre profil d'employeur ne correspond pas à ce que je cherche."
Ne l'ai-je pas plutôt hurlé ?...
(D'après un moment de vie qui me fut révélé un jour.)
Je poursuis ici ma réflexion personnelle, engagée sur la question de l'entretien d'embauche que j'ai commencée il y a quelques semaines, sous la pression d'une envie soudaine. Je propose de se revisionner quelques passages des films suivants en guise d'illustration :
- Le couperet de Costa-Gavras (2005)
- Lulu femme nue de Solveig Anspach (2014)
- Le jouet de Francis Veber (1976)
- La méthode de Marcelo Mineyro (2007)
- Men in Black de Barry Sonnenfeld (1997)
- Dans la peau de John Malkovich de Spike Jonze (1999)
Ai-je bien dit à la frange blonde coupée net, avant de sortir : "Je vous remercie d'avoir postulé à mon offre de candidature, malgré vos compétences, votre profil d'employeur ne correspond pas à ce que je cherche."
Ne l'ai-je pas plutôt hurlé ?...
(D'après un moment de vie qui me fut révélé un jour.)
Je poursuis ici ma réflexion personnelle, engagée sur la question de l'entretien d'embauche que j'ai commencée il y a quelques semaines, sous la pression d'une envie soudaine. Je propose de se revisionner quelques passages des films suivants en guise d'illustration :
- Le couperet de Costa-Gavras (2005)
- Lulu femme nue de Solveig Anspach (2014)
- Le jouet de Francis Veber (1976)
- La méthode de Marcelo Mineyro (2007)
- Men in Black de Barry Sonnenfeld (1997)
- Dans la peau de John Malkovich de Spike Jonze (1999)
© Ema Dée
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