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vendredi 7 octobre 2022

Situation plastique n°5 : Un abécédaire en plein désordre

Parmi mes petites obsessions en matière de création, je veux dire, mes motifs ou sujet de prédilection et/ ou de recherche artistique (et littéraire), il y a l'abécédaire. Je crois d'ailleurs qu'avec le dessin de personnages et la mise en images de récits, l'abécédaire constitue chez moi un sujet à part entière — obsédant et véritablement passionnant !

Dans mon cheminement créatif et mes réalisations, il a pris et continue de prendre des formes variées. Avec le recul que permet l'écriture, je réalise que toutes ces formes représentent plus que des étapes vers MON grand abécédaire. Elles sont déjà une manière de questionner ce qui est à la fois un genre de livre, une manière ordonnée et normée de présenter l'information quelle qu'elle soit et un objet plastique. 

J'ai ainsi fabriqué de multiples objets, à la faveur de carnets de croquis — détournés ou d'une thématique qui s'est présentée, par exemple, pendant mes études et que j'ai pu développer en parallèle. Créés dans des délais très courts, ils sont des sortes d'avant-projets, des notes d'intention qui se matérialisent concrètement. Un jour, en pleine introspection, je crée, à partir de taches d'encre noire et de réseaux de lignes entrelacées dessinées au stylo violet, un abécédaire mélancolique ; un autre jour, je propose une présentation alphabétique mais désordonnée de l'Oeuvre de Kveta Pacovskà. (L'artiste tchèque réalise notamment des abécédaires qu'elle nomme ces petits "livres-architectures".) Là, dans un épais carnet reconverti en objet artistique et pédagogique, se mêlent au fil des pages, collages, écritures, dessins, découpages et jeux graphiques autour des lettres.

Aujourd'hui, je reviens sur une création plastique récente conçue à partir d'un sujet qui m'a été imposé au cours de mes études universitaires en Art plastiques : À l'envers. Le sujet était accompagné de plusieurs documents iconographiques dont une reproduction d'une œuvre picturale du peintre hollandais Jan Steen, intitulée Upside Down (Le Monde à l'envers) et datant de 1663 (ci-dessus). Ça a été une découverte. Déjà, la modernité du titre ! Ensuite, l'atmosphère délicieusement grivoise voire carrément provocatrice et irrévérencieuse de cette scène de genre, dans laquelle tout nous est livré de manière frontale. (Rappelons qu'à la même époque et dans le même pays, Johannes Vermeer peint de petites femmes d'intérieur potelées, seules, occupées et muettes, de profil ou tête humblement baissée, dans des scènes silencieuses et des espaces profonds aux portes entrouvertes.) 

Chez Steen, le monde n'est pas silencieux. Au contraire, diverses choses ont eu lieu et se déroulent encore autour de cette maitresse de maison au visage félin et au sourire diablement coquin. Et cette attitude plus qu'engageante ! Et la mise des uns et des autres ! Une joyeuse beuverie ? Un lendemain de fête ? La scène mêle généreusement confusion et ordre, morale religieuse et mœurs légères, exubérance et contrition.

Ma production reprend certains des éléments plastiques et iconographiques qui composent ce tableau. Plus particulièrement, je me suis intéressée aux corps, aux objets et aux animaux représentés ainsi qu'à la palette chromatique utilisée par l'artiste, allant du jaune d'or au brun terre de sienne en passant par le rouge grenat ou le blanc. Je n'ai cependant pas été insensible à la relation entre permission et interdit sociaux qui me semble aussi être en jeu dans ce tableau. Pour penser plastiquement "À l'envers", ,j'ai eu recours à un procédé consistant à déconstruire les images en fragments et à les reconstituer en partie, un peu à la manière d'une artiste surréaliste, par associations et glissements : objets et corps se décomposent ici et se recomposent ailleurs grâce à des rencontres fortuites. En utilisant du calque et un feutre pinceau, les membres des uns rejoignent les parties des autres. 

Mon idée ? Obtenir une galerie de figures imaginaires hybrides. Un parti-pris qui vient résonner avec un questionnement sur l'identité, sa nature et ses métamorphoses. Il s'est agi de me fabriquer une sorte de cabinet de curiosités. La toile de J. Steen offre en effet une multitude de rencontres possibles tant la toile abonde de représentations et présentations d'objets, d'animaux, d'êtres humains et d'une vie remuante — et dissolue !

Mais, à ce stade, le projet n'est pas pensé comme un abécédaire. Je suis surtout préoccupée par l'aspect final et sa mise en scène : les figures étranges et hilares, tracées en noir sur papier calque puis découpées, sont simplement collées sur des feuilles de papier carrées Montval. Cela compose cependant déjà un joyeux bazar de formes. Une de ces formes me fait penser soudain à une lettre : la petite obsession remonte à la surface...

Un Grand Désordre. Collages, papier calque, matériaux divers, fil de fer recuit 

et papier aquarelle Montval. Tous formats

Les lettres de ce nouvel abécédaire sont fabriquées dans différents matériaux. Je les ai choisis pour leurs caractéristiques plastiques chromatiques — en résonance, bien sûr, avec celles du tableau. Souvent, j'ai suivi la "voix" de ce matériau : j'ai trouvé des formes suggestives dans ses aspérités, sa texture, sa couleur. Avec un peu d'imagination, je vois un L qui s'est formé dans un petit bout de plâtre, un V apparaît alors que j'enlève un anneau de colle séchée sur le bord d'un pot en plastique, un T se dévoile dans les déchirures d'un bout de skaï... À d'autres moments, je ne peux fonctionner par interprétation, par projection, comme on verrait des formes dans un nuage ou une tache d'encre. Je décide donc que dans un matériau précis, je ferai une forme précise : dans des cheveux noués entourant du fil de fer, un S ; un D dans les franges d'un ruban de bolduc, ou un M dans des restes de peinture acrylique maculant un morceau de scotch. 

Et que dire de la composition ? Qu'elle obéit à des lois d'équilibre personnelles. Pour l'assemblage-montage final, je suis préoccupée par la redondance que je traque, par le mouvement que je souhaite clairement visible, et par le ton de la proposition plastique qui doit apparaître de cet ensemble tel un poème visuel. Le projet initial consistant à suspendre les carrés illustrés à la manière des installations d'Annette Messager ne prend pas, ouvre sur des difficultés. Je solutionne le problème en assumant franchement l'abécédaire en désordre qui sourd de ce projet de galerie. Toutes les lettres-images seront réunies entres elles par des fils de fer. Et je me fabrique une œuvre ludique et singulière : certaines lettres manquent, d'autres sont répétées et je joue avec la tension entre le plein et le vide.

©ema dée

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